CHAPITRE IX

 

 

 

Ulrich revint au moment où leur déjeuner était servi. Ignorant la nourriture, il alla chercher une sacoche en cuir brun dans sa chambre. Karal mangea en vitesse, puis retourna à ses notes. Son mentor le regarda faire un moment, puis déclara :

— Si tu veux bien t’interrompre un instant, j’aimerais que tu prépares une note sur ma proposition de faire venir des mages spécialistes du climat.

« Et j’aimerais connaître tes observations sur le Héraut Talia. La rencontre à laquelle j’ai été convié sera privée. Je devrai m’y rendre seul.

Karal cessa d’écrire.

— Vous croyez qu’ils me soupçonnent d’être un espion ? Ou que ma fonction les offense ?

Ulrich haussa les épaules.

— Je ne suis sûr de rien. Rappelle-toi : ces gens sont habitués à la magie de l’esprit, pas à la vraie magie. Par conséquent, ils croient peut-être que tu communiques avec un de nos agents, à l’extérieur. Je vais essayer de savoir de quelle manière ils te voient. En attendant, complète tes notes sur les dignitaires, puis détends-toi. (Il sourit.) J’ai vu les livres que tu as apportés. Tu ne devrais pas avoir trop de mal à passer le temps.

Karal rougit : la moitié des ouvrages étaient des romans ou des récits d’aventure.

Ulrich sourit.

— Allons, Karal, le gronda-t-il gentiment. Un jeune homme qui lirait exclusivement des ouvrages scolastiques ne connaîtrait rien de la vie… Et il trouverait les gens ordinaires incompréhensibles. Crois-tu qu’il me serait utile ?

— Non, maître, répondit le novice, toujours rouge d’embarras.

Il se remit au travail. Prenant une feuille vierge, il écrivit quelques lignes. Voilà, cela devrait suffire à Ulrich. S’il avait pu assister à cette première conversation ! Là, il serait obligé de prendre des notes sur la base des souvenirs de son mentor.

Quand il eut terminé et saupoudré la feuille de sable fin pour sécher l’encre, il releva la tête vers son maître, qui regardait par la fenêtre.

— Une pièce d’or pour connaître tes pensées, Karal, dit-il sans se retourner.

Le jeune homme baissa les yeux sur sa liste, se rappelant leurs conversations avec Rubrik.

— Elles n’ont rien de très original, maître. Selon moi, même si nous sommes très différents des Valdemariens, nous avons des choses fondamentales en commun. Et je ne me serais jamais douté de certaines – comme la similitude entre les Compagnons et les Chats de Feu.

— Oui, même si je suis très content que les Chats soient moins nombreux que les Compagnons, répondit Ulrich. Je ne voudrais pas partager mes pensées les plus intimes avec une autre créature, comme Solaris le fait avec Hansa.

Karal ne trouva rien à répondre. JJ savait qu’Ulrich était un ami de Solaris avant qu’elle ne devienne le Fils du Soleil. Mais il ignorait qu’elle continuait de converser de manière informelle avec lui…

A quel point mon maître est-il important ? se demanda-t-il. Ce genre de réflexion lui laissait entendre qu’Ulrich était la seule personne en qui Solaris avait totalement confiance. Donc, tous ces ornements et ces costumes élaborés voulaient dire quelque chose, finalement.

Les Valdemariens avaient-ils conscience de ça ?

— J’espérais que tes pensées prendraient cette direction, dit Ulrich en approchant de la table où il avait posé la serviette. J’ai apporté un des livres que j’aimerais que tu lises, en plus des tiens.

Il toucha le sceau magique, qui brilla un bref instant, puis s’ouvrit. Plongeant la main dans le sac, il en sortit quelques livres poussiéreux, à la couverture brunie et aux pages jaunies par le temps.

Il en sélectionna trois et rangea les autres.

— Je crois que tu es prêt pour ça, dit-il en les posant sur le bureau, près de Karal. N’hésite pas si tu as besoin de discuter de certaines choses – je crois qu’elles seront nombreuses.

Ignorant la surprise de Karal avec sa sérénité coutumière, il prit les feuilles écrites par son secrétaire et sortit.

Karal ne put contenir sa curiosité et saisit le premier livre de la pile dès que la porte se fut refermée sur son maître. Déçu, il découvrit un manuscrit en karsite archaïque, difficile à déchiffrer. Les deux autres étaient du même genre. Les lire lui demanderait de la réflexion.

Et du temps… Soupirant, il reposa le livre et reprit la liste des dignitaires là où il s’était arrêté. Le devoir avant le plaisir…

Plusieurs feuillets plus tard, il posa sa plume, se sentant assez vertueux pour faire une pause. Il pensa aux livres d’aventure restés dans ses bagages, mais bizarrement, les volumes moisis l’attiraient plus que la sorcellerie et les combats à l’épée de L’Histoire de Gregori.

Il saisit le premier et alla s’installer sur le canapé.

Quelques instants plus tard, il sut qu’il avait pris la bonne décision. Ce livre, très ancien, était une copie d’un journal qui l’était encore plus. Celui d’un prêtre de Vkandis.

Avec un petit frisson d’excitation, il épela le nom de ce prêtre.

Hansa.

Si ce que croyait Ulrich était vrai, le Chat de Feu qui accompagnait partout Solaris avait été lui-même un Fils du Soleil. Donc, il était l’auteur de ce journal. Et Hansa l’avait commencé à un âge proche du sien, juste après avoir prononcé ses vœux et bien avant de devenir le Fils du Soleil. Etait-ce de ce livre que Solaris et Ulrich avaient tiré certaines de leurs idées révolutionnaires ? Si oui, combien y en avait-il encore, dont ils n’avaient jamais parlé ?

L’Histoire de Gregori pouvait attendre !

Des heures plus tard, Karal reposa le journal et frotta ses yeux fatigués. Ce n’était pas une copie de scribe, mais une version manuscrite. L’écriture était petite et serrée, à peine lisible par endroits. De plus, il avait des difficultés à déchiffrer la langue archaïque. Jusque-là, il n’avait lu que deux pages, en prenant des notes.

Mais il éprouvait toujours une certaine excitation en contemplant les pages du journal. Ce ne serait pas facile, mais ça valait le coup. Les choses qu’il avait apprises sur le clergé, en cette époque reculée, lui avaient déjà ouvert les yeux. Par exemple, il savait quand avait disparu l’Ordre des prêtres de la Déesse Kalanel – la compagne de Vkandis. Mais quand sa statue, dans les temples, avait-elle été retirée de sa place à côté de Vkandis ?

La porte s’ouvrit et Ulrich entra. Karal posa le livre avec un petit sursaut coupable. Voyant ce qu’il tenait, son maître sourit.

— Je vois que tu as mis ton temps libre à profit, dit-il. Mais avant que tu te sois usé les yeux, j’ai d’autres tâches à te confier, pendant que j’assiste à des réunions privées.

Karal dut avoir l’air déçu, car Ulrich gloussa.

— Ne t’inquiète pas, il ne s’agit pas de négociations. Je dois rencontrer dame Elspeth et Ventnoir pour faire le point sur nos magies respectives. Et m’entretenir avec les mages des Vents Blancs et de la Montagne Bleue. Tu trouverais ça très ennuyeux, d’autant plus que tu n’aurais rien à mémoriser.

Karal soupira, mais dut acquiescer. Ses pouvoirs magiques étaient limités – à peine suffisants pour allumer une chandelle, et seulement en cas d’urgence. Dans une situation normale, il avait tout intérêt à garder un allume-feu sur lui.

— Bien, maître, répondit-il, obéissant. Que voulez-vous que je fasse ?

— Prendre des cours, répondit Ulrich. Je veux que tu comprennes et pratiques la langue de ce royaume comme si c’était la tienne. Certaines nuances pourraient m’échapper au cours des négociations. Mais puisque je n’ai pas le temps de parfaire mon valdemarien, je compte sur toi.

C’était tout à fait raisonnable… Arnod et lui avaient parlé, la veille, mais laborieusement, chacun devant s’arrêter sans cesse pour chercher ses mots. Un des deux Karsites devait pourtant comprendre tout ce qui se disait. D’autant plus qu’il pourrait apprendre beaucoup en écoutant les conversations, si personne ne s’apercevait qu’il parlait couramment le valdemarien.

Il acquiesça, mais Ulrich n’avait pas fini.

— Bientôt, tu passeras beaucoup trop de temps assis à un bureau. Tu as besoin de faire de l’exercice et d’apprendre à te défendre. Je peux repousser un assaillant avec la magie, mais si tu étais attaqué, que ferais-tu ?

Karal ouvrit la bouche pour répondre, puis il se ravisa. Ulrich avait raison. Il n’était plus à l’auberge ni au Cloître des Enfants. Si quelqu’un l’attaquait ici, il s’agirait d’un combattant entraîné, peut-être même d’un véritable tueur. Les Valdemariens leur avaient fourni des gardes, mais tous ceux qui avaient combattu Ancar savaient que ça n’était pas suffisant. Et certains Valdemariens pourraient vouloir sa mort, pour que la guerre reprenne.

— Johen sera là d’un instant à l’autre pour t’emmener voir ton maître d’armes, continua Ulrich. Mets tes vêtements de cheval, comme ça, tu pourras rouler dans la poussière et suer autant que tu voudras.

— Oui, maître, répondit Karal en se levant. (Il était à mi-chemin de la porte quand il pensa à demander :) Puis-je savoir qui m’enseignera le valdemarien ?

Il espérait que ce serait Rubrik. Un choix logique et un des rares visages qui lui étaient connus.

— Eh bien, une seule personne parle aussi bien le karsite que le valdemarien, répondit Ulrich. Le Héraut Alberich, le maître d’armes. Il a déjà accepté.

Karal laissa tomber les vêtements qu’il avait sortis du coffre. Alberich ? Alberich ? Le Grand Traître ? L’homme dont le nom était devenu synonyme de félonie à Karse ?

L’homme qui depuis plus de vingt ans avait empêché Karse de gagner un pouce de terrain valdemarien et d’obtenir une seule information ?

L’homme que Solaris a contacté pour arranger la paix entre nos deux pays, se rappela-t-il. Celui à qui elle a fait confiance quand elle a envoyé ses agents négocier la venue d’un ambassadeur valdemarien. Il n’est pas l’ennemi qu’on m’a appris à voir. Sinon, Solaris ne se serait jamais tournée vers lui. Elle respecte l’honneur, presque autant que la dévotion à Vkandis. Je ne connais pas la vérité sur Alberich. La raison qui l’a poussé à déserter, il y a tant d’années.

Mais quand même… Alberich ? Cette idée seule lui glaçait les sangs.

— Pour ce qui est de ton maître d’armes, continua son mentor, quelqu’un s’est porté volontaire avant même que je n’aie eu le temps de demander. Le Héraut Kerowyn.

Karal en refit tomber ses vêtements.

— Karal ? appela Ulrich.

Le jeune homme se força à se baisser et à ramasser ses habits. Il dut s’y reprendre à trois fois, tellement ses mains tremblaient. Quand il réussit à les poser sur le lit, il lui fallut une éternité pour se déshabiller et les enfiler.

— Karal, tu n’as rien à craindre, assura son maître, devinant à quel point il était perturbé par ces arrangements. Elle ne te traitera pas comme un aspirant Héraut. Elle sait que tu dois seulement savoir te défendre.

Mais elle fait huit pieds de haut ! pensa Karal, oubliant qu’il l’avait rencontrée le jour même et qu’elle ne ressemblait pas à un monstre. Elle mange des bébés au petit déjeuner, avec des orties et du lait de louve ! Elle peut casser un guerrier en deux d’une seule main ! Elle…

— Bon, bref, elle t’attend, dit gaiement Ulrich, alors que Karal se débattait avec ses hauts-de-chausses. Je suis très flatté. Elle ne prend pas beaucoup d’élèves particuliers, tu sais.

Moi, je me serais contenté d’un entraîneur gentil…

Oh, du calme, Karal.

C’aurait pu être Alberich !

Il enfila sa tunique et retourna dans le salon. Ulrich lui tournait le dos, examinant des documents. Johen frappa et entra.

Ulrich leva les yeux, puis leur fit signe de sortir d’un geste absent.

— Allez. Je te verrai plus tard, Karal. Essaie de ne pas prendre trop de coups. Nous dînons avec la cour et je ne voudrais pas qu’on croie que je te bats.

Karal suivit Johen en silence, incapable de réfléchir tellement il était nerveux.

Essayer de ne pas prendre trop de coups ? Oh, génial, je vais…

Johen lui fit descendre un escalier et ils sortirent. Dans d’autres circonstances, Karal aurait apprécié ce tour impromptu, car les jardins du Palais, qui ne ressemblaient pas à ceux de chez lui, étaient pleins de plantes et d’arbres qu’il ne connaissait pas. Mais il avait le cerveau trop engourdi pour leur prêter attention. Trop vite à son goût, ils gagnèrent un grand bâtiment en bois, très différent du reste du Palais.

Il ne ressemblait à aucune construction connue de Karal – mais il n’avait jamais eu l’occasion d’entrer dans une des salles d’entraînement de l’armée. Les fenêtres étaient juste sous le toit, ce qui lui sembla étrange. Il ne réussit pas à deviner la raison de cette disposition.

Mais il n’eut pas le loisir de poser la question à Johen, car il courait devant comme s’il était pressé d’en finir au plus vite avec son rôle de guide. Arnod était amical, mais pas son collègue.

Karal suivit Johen à l’intérieur du bâtiment – une seule immense pièce. Cela lui fit penser à une salle d’entraînement équestre, mais avec un parquet. Séparés par des bancs, des miroirs s’alignaient sur trois murs. Le quatrième était occupé par des râteliers. Karal reconnut les équipements posés sur les sièges : des protections. Il huma l’air et reconnut un mélange de sueur, de poussière, d’huile pour le cuir et de sciure. L’endroit était désert.

Une porte s’ouvrit dans le fond et le Héraut Kerowyn entra. Elle ne portait pas l’uniforme blanc. Sans son Compagnon, il aurait été impossible de deviner ce qu’elle était.

Mais c’est peut-être ce qu’elle cherche.

Sa tenue aurait scandalisé nombre de Karsites, et pas seulement parce qu’elle portait des « habits masculins ». Personne n’aurait pu la prendre pour un homme, avec cette tunique et ces hauts-de-chausses en cuir brun, si serrés qu’ils soulignaient toutes les courbes de son corps musclé.

Karal déglutit. Elle était assez vieille pour être sa mère, mais cela ne se voyait pas. Inutile de préciser qu’elle était aussi attirante que dangereuse. Il fut ravi que sa tunique fut assez longue pour cacher sa réaction, mais cela ne l’empêcha pas de rougir.

Puis il pâlit et sa beauté perdit tout intérêt quand il se rappela son histoire personnelle. C’était Kerowyn, le capitaine des Eclairs. Mercenaire bien avant de devenir un Héraut, si elle ne mangeait pas de bébé au petit déjeuner, elle avait la réputation de dévorer certaines « parties » des hommes vaincus sur les champs de bataille.

Les jambes légèrement écartées, les mains sur les hanches, elle l’étudiait.

Johen salua, puis sortit.

— Du calme, jeune homme, dit Kerowyn dans un karsite convenable, à part l’accent. Je ne vais pas te manger. Pas sans sauce. Tu n’es pas assez tendre à mon goût.

Il rougit de nouveau, réalisant qu’elle se moquait de lui. Elle savait qu’il avait peur d’elle, et elle se fichait de lui ! Mais sa peur était plus forte que sa colère, et son bon sens aussi.

Qu’elle s’amuse… si ça peut l’empêcher de me réduire en bouillie.

Elle lui tourna autour lentement. Il ne broncha pas… parce qu’il était figé sur place. Ses pieds semblaient collés au sol et il ne parvenait pas à détacher son regard de la femme.

Elle l’étudia sous tous les angles, comme s’il était un jeune cheval qu’elle comptait acheter. Karal rougit de plus belle. Il n’avait pas l’habitude qu’une femme pareille le regarde ainsi. Solaris lui avait fait subir un examen aussi détaillé, mais Sa Sainteté était asexuée. Quand Solaris s’asseyait sur le Trône du Soleil, elle devenait le Fils du Soleil. Kerowyn, en revanche, était aussi féminine que dangereuse.

— Bien, dit-elle enfin, comme répondant à une question, alors qu’il n’avait pas desserré les lèvres. Viens ici, mon garçon. Je veux tester ta force.

Il hésita un instant. Qu’allait-elle faire ? Lui tâter les bras et les jambes, comme s’il était un jeune pur-sang et elle une acheteuse potentielle ?

Elle l’emmena dans un coin de la salle, devant une série de cordes et de poulies. Des instruments de tortures ? Mais il s’avéra qu’elle voulait savoir ce qu’il pouvait soulever, tirer ou pousser. Elle ajouta des poids au bout des cordes, et le regarda tandis qu’il les manipulait.

Quand ce fut fini, il transpirait.

Et elle semblait satisfaite.

— Mieux que je ne le pensais, dit-elle. Tu ne passes pas tout ton temps assis à un bureau. Maintenant, voilà ce qu’on va faire. Tu ne deviendras pas un combattant. Ce que je veux, c’est t’apprendre des trucs pour que tu puisses te défendre en attendant de l’aide.

— Ça me semble raisonnable…

— Tu devras faire ces choses sans y penser. Mais il faut d’abord que tu sois plus fort. Alors… (Elle désigna un des appareils qu’il avait déjà utilisé.)… Refais cinquante fois l’exercice que je vais te montrer, puis nous travaillerons le premier mouvement.

Ce n’était pas ce qu’il avait envie d’entendre.

Quand elle en eut fini avec lui, il avait les jambes flageolantes et une folle envie de se laisser tomber sur place et de ne plus bouger. Mais il avait appris un mouvement qu’il pourrait utiliser contre tout agresseur éventuel. Kerowyn lui avait expliqué le scénario le plus probable. On l’attaquerait par-derrière, pour essayer de l’étrangler. Elle lui montra comment utiliser l’élan et les mouvements de son adversaire pour se laisser rouler en avant, tout en le faisant passer pardessus lui, et se relever pour s’enfuir.

Avec de l’entraînement, il agirait d’instinct.

Quand elle le laissa partir, avec l’ordre de revenir à la même heure le lendemain, il s’aperçut que la leçon ne l’avait pas seulement fatigué. Il n’avait plus le moindre désir pour elle ! Pourtant, ils avaient roulé sur le sol ensemble, finissant dans des positions qui auraient poussé le père de Kerowyn à lui ordonner de l’épouser – s’ils avaient été à Karse.

Il n’était pas sûr de savoir pourquoi, mais le résultat était frappant. Si elle s’était déshabillée et avait pris une pause lascive devant lui, comme une femme des rues, il aurait été incapable d’en profiter. Elle l’intimidait. Désormais, dans son esprit, elle était aussi intouchable que Solaris.

Il se traîna jusqu’à leur suite. Ulrich absent, quelqu’un avait eu la présence d’esprit d’allumer le chauffe-eau. Johen ? Dans ce cas, il n’était pas aussi antipathique qu’il le paraissait.

Après un bain chaud, le monde lui sembla beaucoup plus amical. Il était prêt à affronter Ulrich, la cour, et tout ce qui se présenterait. Une bonne chose, car on frappa à la porte…

L’homme qui se tenait sur le seuil portait des vêtements très semblables à ceux de Kerowyn – mais gris. Il était grand, mince et ténébreux ; Karal n’avait jamais rencontré personne qui le fît à ce point songer à un loup affamé. Ses cheveux étaient blancs et son visage couvert de cicatrices.

Il dévisagea Karal de ses yeux gris agate, aussi inexpressifs que des cailloux.

Un karsite – ses caractéristiques physiques étaient les mêmes que celles de Karal et d’Ulrich. Autrement dit, il devait s’agir d’une certaine personne…

Karal avait oublié qu’il devait prendre des leçons de langue.

Il déglutit, la bouche soudain très sèche.

— Hé… Héraut Alberich, je… je suis honoré, balbutia-t-il en s’inclinant.

Quand il se redressa, Alberich affichait un sourire sardonique.

— Honoré ? D’avoir le Grand Traître comme professeur ? J’en doute. (Le Héraut entra et referma derrière lui.) Mon garçon, tu es mal informé… ou tu mens, comme tout bon diplomate !

Ne sachant que dire, Karal garda prudemment le silence. Alberich le regarda et son sourire s’adoucit un peu.

— Un diplomate, donc…, décida-t-il. Quand tu lui feras ton rapport, dis à Solaris qu’elle choisit bien ses émissaires.

Il tendit la main vers une chaise sans la regarder, la tira vers lui et la retourna. Puis il s’assit, les bras sur le dossier.

— Nous allons commencer par déterminer ce que tu sais.

Alberich commença un examen impitoyable. Ou plutôt, un interrogatoire. Il crachait une question après l’autre, puis attendait que Karal y réponde. Si le jeune homme ne comprenait pas ou s’il n’avait pas le vocabulaire, il secouait la tête, et passait à la suivante.

Tout le temps que cela dura, Alberich ne détourna pas une fois ses yeux gris de Karal. Et qu’il en fût conscient ou pas, il lui livra de nombreuses informations sur lui-même.

Il lui serait désormais impossible de se souvenir de cet homme comme du Grand Traître – enfin, pas impossible de s’en souvenir, mais de le croire. Car à l’évidence, il vivait, respirait et travaillait selon un code de l’honneur aussi dur que l’acier et aussi inébranlable que les montagnes de son pays natal.

— Suis-moi, dit Alberich après une heure de leçon. (Il se leva vivement. Karal se remit debout, se sentant gauche comme un poulain et sec comme un parchemin.) Je vais te donner des livres qui t’aideront un peu.

Il prit la tête, le novice sur les talons. Après plusieurs couloirs et des escaliers, Alberich ouvrit une double porte qui n’était pas gardée. Derrière, Karal découvrit une pièce qui ressemblait à sa vision du paradis.

Des livres. Du sol au plafond. Sur d’énormes étagères. La seule bibliothèque qui aurait pu rivaliser avec celle-là ? Celle du Temple ! Mais aucun novice n’avait le droit d’y entrer seul. Il resta sur le seuil, bouche bée.

Par où commencer ? Mais Alberich savait où trouver ce qu’il cherchait. Il gagna le fond de la pièce, prit une demi-douzaine de petits volumes, souffla dessus, et les apporta à Karal.

— Je doute que quiconque y ait touché depuis que je m’en suis servi, fit-il, avec un autre de ses sourires sardoniques. Deux dictionnaires valdemarien-karsite et un récit des origines de la guerre entre Karse et Valdemar – du point de vue valdemarien. Il a été écrit par un prêtre de la branche schismatique du Dieu du Soleil. C’est un peu archaïque, mais ça élargira ton horizon. En même temps, ça te donnera une leçon de langue. Je t’interrogerai demain sur le premier chapitre.

Sur ces paroles, Alberich le ramena dans sa suite. Cette fois, Karal essaya de mémoriser le chemin, mais pour une fois, sa mémoire lui joua des tours. Cela le déçut beaucoup. Il voulait pouvoir retourner là-bas à loisir. S’il avait apporté ses propres livres, c’était par peur de n’avoir pas accès à ceux du Palais. Mais la bibliothèque n’était pas gardée. Donc, n’importe qui pouvait y aller.

Enfin, ceux qui parvenaient à la trouver… Le labyrinthe de couloirs était peut-être suffisant pour décourager les autres.

Alberich devait lire les pensées. Avant de le quitter, après lui avoir ouvert la porte de ses appartements, il lâcha :

— Chaque fois que tu voudras aller à la bibliothèque royale, demande à un page de t’y conduire. (Voyant sursauter Karal, il ajouta :) Je sais reconnaître la « faim de lecture », mon garçon. Il n’y a rien ici qui soit interdit, et tu pourrais faire pire que d’apprendre ce que pensent ces gens à travers leurs écrits. Assouvis ta faim et ouvre ton esprit.

Puis il tourna les talons, laissant Karal le regarder partir.

Finalement, il rentra et posa les volumes sur son lit. S’asseyant à côté, il se demanda où il trouverait l’énergie pour finir cette journée. Car il était prévu qu’Ulrich et lui dînent avec la cour ! Ensuite, il pourrait s’écrouler.

Il n’avait jamais cru que sa mission serait simple, mais c’était de la folie. Comment Ulrich faisait-il ? Son emploi du temps était au moins aussi chargé que celui de Karal. Peut-être même plus.

En prenant une seule chose à la fois…

Une chose à la fois… Pour le moment, cela signifiait trouver et préparer les vêtements de cour de son maître. Il se leva et se laissa porter par la force de l’habitude.

Une chose à la fois…

Les premiers jours, il redouta de s’effondrer à tout moment. Les journées n’étaient pas assez longues pour qu’il puisse remplir tous ses devoirs. Après le dîner, son mentor et lui passaient des heures à rattraper leur retard, à la lueur des chandelles. Parfois, il accompagnait Ulrich. D’autres fois, il prenait des rendez-vous pendant ses leçons avec Kerowyn ou Alberich. Sans doute une manière pleine de tact de l’évincer sans avoir à inventer une excuse. Après tout, Ulrich était un diplomate. Karal ne se demandait plus pourquoi les Valdemariens étaient si inquiets de sa présence. Finalement, c’était déjà ça en moins dans un emploi du temps surchargé.

L'annonce des tempètes
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